V
LES DEUX ANGLAIS
Le plus jeune des deux hommes n’était que légèrement blessé. Aidé de Diego Alatriste, son compagnon l’avait adossé au mur du jardin des carmes. Les deux hommes examinèrent sa blessure à la lumière de la lanterne qu’ils avaient rallumée : c’était une estafilade superficielle, de celles qui saignent abondamment et permettent ensuite aux jeunes godelureaux d’aller se pavaner devant les dames, le bras en écharpe, sans qu’il leur en ait coûté grand-chose. Dans le cas présent, l’écharpe ne serait même pas nécessaire. Le jeune homme au costume gris posa un mouchoir propre sur la blessure qui s’ouvrait sous l’aisselle gauche de son compagnon, puis il referma sa chemise, sa journade et son pourpoint en lui parlant doucement dans leur langue. Pendant toute l’opération que l’Anglais exécuta en tournant le dos au capitaine, comme s’il n’avait plus rien à craindre de lui, Diego Alatriste eut l’occasion de s’arrêter sur quelques détails dignes d’intérêt. Par exemple, en dépit de l’apparente sérénité du jeune homme vêtu de gris, ses mains tremblaient au début quand il avait ouvert les vêtements de son compagnon pour examiner sa blessure. Et puis, même s’il ne savait de l’idiome anglais que les mots que l’on peut échanger de bateau à bateau ou de parapet à parapet sur un champ de bataille – vocabulaire qui dans le cas d’un ancien soldat espagnol se limitait à « fockiou, sons of de gritbitch et oui are gain tou cat your balls » –, le capitaine avait pu saisir que l’Anglais vêtu de gris parlait à son compagnon avec une sorte de respect affectueux et que, tandis que l’autre l’appelait Steenie, sans aucun doute un surnom amical ou familier, l’homme en gris utilisait le mot milord pour s’adresser au blessé. Il y avait anguille sous roche, comme dit le proverbe, et celle-ci n’était certainement pas une civelle. La curiosité d’Alatriste en fut tellement éveillée qu’au lieu de détaler, comme le lui commandait à grands cris son bon sens, il resta là, immobile, à côté des deux Anglais qu’il avait bien failli expédier dans l’autre monde, réfléchissant à ce qu’il savait déjà de longue date, à savoir que les cimetières sont remplis de curieux. Mais il n’était pas moins vrai qu’au point où en étaient les choses, après l’incident avec l’Italien, avec ces deux hommes masqués et le père Emilio Bocanegra qui attendait certainement l’issue de l’affaire, son compte était bon. S’en aller, rester ou danser la chaconne, tout cela était du pareil au même. Se cacher la tête comme cet oiseau étrange que l’on disait vivre en Afrique ne servirait de rien. De toute façon, ce n’était pas dans le caractère de Diego Alatriste. Il comprenait fort bien qu’en déviant le coup de l’Italien, il avait commis un acte irréparable et qu’il lui était désormais impossible de revenir en arrière. Il ne lui restait donc plus qu’à jouer la partie avec la nouvelle donne que le destin moqueur venait de lui mettre entre les mains, aussi mauvaise fût-elle. Il regarda les deux jeunes gens qui, à cette heure et selon le plan convenu – il avait dans sa poche une partie de l’or reçu pour sa peine –, auraient dû être raides morts. Et il sentit des gouttes de sueur couler sur le col de sa chemise. Putain de sort, jura-t-il en silence. Il avait bien choisi son moment pour jouer les gentilshommes et s’embarrasser la conscience de scrupules dans cette venelle de Madrid. Et cela ne faisait sûrement que commencer.
L’Anglais vêtu de gris s’était relevé et observait le capitaine. Celui-ci put à son tour l’étudier à la lumière de la lanterne : petite moustache blonde et frisée, belle allure, des cernes de fatigue sous les yeux bleus. À peine trente ans et à n’en pas douter un homme de qualité. Comme l’autre, pâle comme un linge. Le sang ne leur était pas encore revenu au visage depuis qu’Alatriste et l’Italien avaient fondu sur eux.
— Nous sommes vos obligés, monsieur, dit l’homme vêtu de gris qui ajouta, après une légère pause : en dépit de tout.
Son espagnol était imprégné d’un accent anglais à couper au couteau. Mais le ton de sa voix paraissait sincère. Manifestement, lui et son compagnon avaient vraiment vu la mort en face, à cent lieues de toute gloire, et sans héroïques roulements de tambour, acculés contre un mur dans le noir, faits comme des rats au fond d’une ruelle. Une expérience que vivent de temps à autre, et c’est tant mieux, certains membres des classes privilégiées, trop habitués à parader la tête haute entre fifres et tambours. De fait, il battait des paupières de temps en temps, sans quitter le capitaine des yeux, comme surpris d’être toujours vivant. Et il pouvait l’être, l’hérétique.
— En dépit de tout, répéta-t-il.
Le capitaine ne sut que répondre. Tout bien pesé, malgré le dénouement de l’escarmouche, lui et son compagnon de fortune avaient tenté d’assassiner les jeunes Smith, ou ceux qui prétendaient s’appeler ainsi. Gêné par le silence qui suivit, il regarda autour de lui et vit briller par terre l’épée de l’Anglais. Il alla la ramasser et la lui rendit. Steenie, c’est-à-dire celui qui se faisait appeler Thomas Smith, la soupesa d’un air pensif avant de la remettre dans son fourreau. Il continuait à regarder Alatriste avec ces yeux bleus et francs qui incommodaient tellement le capitaine.
— Au début, nous avons bien cru que vous… dit-il, puis il se tut, comme s’il attendait qu’Alatriste complète sa phrase.
Mais celui-ci se contenta de hausser les épaules. Au même moment, le blessé fît le geste de se remettre debout et celui qu’il appelait Steenie se retourna pour l’aider. Ils avaient maintenant rengainé leurs épées et, à la lumière de la lanterne qui continuait à brûler par terre, ils observaient le capitaine avec curiosité.
— Vous n’êtes point un vulgaire coupe-jarret, conclut finalement Steenie qui retrouvait peu à peu ses couleurs.
Alatriste lança un regard au plus jeune des deux, celui que son compagnon avait plusieurs fois appelé « milord ». Petite moustache blonde, mains fines, l’air d’un aristocrate malgré son costume de voyage couvert de la poussière et de la saleté de la route. Si cet homme n’était pas issu d’une bonne famille, le capitaine était prêt à embrasser la foi des Turcs. Parole de soldat.
— Votre nom ? demanda l’homme au costume gris.
Étrange qu’ils fussent encore vivants, car ces hérétiques étaient vraiment naïfs. Ou peut-être était-ce précisément pour cette raison qu’ils étaient encore de ce monde. Toujours est-il qu’Alatriste ne desserra pas les dents. Il n’était pas porté aux confidences, moins encore devant deux quidams qu’il avait été sur le point d’expédier dans l’au-delà. À quoi pensait donc ce godelureau ? Qu’il allait lui ouvrir son cour pour ses beaux yeux ? Et malgré son envie de savoir ce que recelait toute cette affaire, le capitaine commença à songer qu’il serait peut-être préférable de prendre la clef des champs. Ce n’était ni le moment ni le lieu de jouer au jeu des questions et des réponses. Quelqu’un pouvait apparaître : le guet ou un fâcheux qui serait venu compliquer les choses. Au pire, l’Italien pourrait même avoir l’idée de revenir avec des renforts pour achever la besogne en sifflotant son tiruli-ta-ta. Cette pensée lui fit jeter un coup d’œil derrière lui dans la ruelle sombre. Il fallait s’en aller d’ici, et sans tramer.
— Qui vous a envoyé ? Insista l’Anglais. Sans répondre, Alatriste alla chercher sa cape et la jeta sur son épaule, laissant libre sa main droite pour parer à toute mauvaise surprise. Leurs rênes à terre, les chevaux ne s’étaient éloignés que de quelques pas.
— Reprenez vos bêtes et allez-vous-en, dit-il enfin.
Celui que l’autre appelait Steenie ne bougea pas et se contenta de consulter son compagnon qui n’avait pas prononcé un mot en espagnol et ne semblait le comprendre qu’à peine. De temps en temps, ils échangeaient quelques phrases dans leur langue, à voix basse, et le blessé hochait silencieusement la tête. Finalement, le jeune homme au costume gris se retourna vers Alatriste.
— Vous pouviez me tuer et vous ne l’avez pas fait dit-il. Et vous avez aussi sauvé la vie de mon ami… Pourquoi ?
— L’âge, sans doute. Je me laisse attendrir. L’Anglais secoua la tête.
— Ce n’était pas un hasard – il regarda son compagnon puis le capitaine avec une attention renouvelée. Quelqu’un vous avait envoyés. Je me trompe ?
Toutes ces questions commençaient à faire monter la moutarde au nez du capitaine, plus encore quand il vit que son interlocuteur esquissait un geste vers la bourse qui pendait à sa ceinture, donnant à entendre que toute parole utile pourrait être convenablement récompensée. Diego Alatriste fronça les sourcils, tordit sa moustache et posa la main sur le pommeau de son épée.
— Monsieur, dit-il, je crains que vous ne vous mépreniez sur mon compte… Ai-je l’air de quelqu’un qui raconte sa vie à tout le monde ?
L’Anglais le regarda attentivement, de la tête aux pieds, puis écarta lentement la main de sa bourse.
— Non, reconnut-il. En vérité, non. Alatriste hocha la tête, satisfait.
— Je suis heureux que vous le constatiez. Et maintenant, reprenez vos chevaux et décampez. Mon compagnon pourrait revenir.
— Et vous ?
— Je sais m’occuper de mes affaires.
Les Anglais échangèrent encore quelques mots. L’homme au costume gris semblait réfléchir, les bras croisés, le menton entre le pouce et l’index. Un geste insolite, plein d’affectation, plus à sa place sans doute dans les élégants palais de Londres que dans une obscure venelle du vieux Madrid. Pourtant, il semblait habituel chez lui. Blanc et blond comme il l’était, il avait l’air d’un joli cœur ou d’un courtisan. Mais il s’était battu avec adresse et vaillance, comme d’ailleurs son compagnon dont les manières étaient taillées sur le même patron. Des jeunes gens de bonne famille, conclut le capitaine. Quelque histoire de femmes, de religion ou de politique. Peut-être les trois choses à la fois.
— Personne ne doit rien savoir de ce qui s’est passé, dit enfin l’Anglais.
Diego Alatriste se mit à rire entre ses dents.
— Je n’ai aucun intérêt à ce que l’affaire s’ébruite.
Son interlocuteur parut surpris de ce rire, ou peut-être eut-il quelque difficulté à comprendre ce que le capitaine venait de lui dire. Mais, un instant plus tard, il souriait lui aussi. Un bref sourire courtois. Un peu dédaigneux.
— Trop de choses sont en jeu, ajouta-t-il. Alatriste était parfaitement de cet avis.
— Ma tête, murmura-t-il. Par exemple. Si l’Anglais comprit l’ironie, il n’en montra rien. Il réfléchissait encore.
— Mon ami a besoin de prendre un peu de repos. Et l’homme qui l’a blessé peut nous attendre un peu plus loin… – une fois de plus, il dévisagea longuement Diego Alatriste, tentant de voir plus clair en lui. Finalement, il haussa les épaules, comme pour indiquer que lui et son compagnon n’avaient guère le choix – … connaissez-vous, monsieur, l’endroit où nous devons nous rendre ?
Impassible, Alatriste soutint son regard.
— C’est possible.
— Vous connaissez la Maison aux sept cheminées ?
— Peut-être.
— Nous feriez-vous la grâce de nous y conduire ?
— Non.
— Alors, iriez-vous y porter un message de notre part ?
— N’y songez pas.
Cet homme devait le prendre pour un imbécile. Et quoi encore : se jeter dans la gueule du loup en allant éveiller les soupçons de l’ambassadeur d’Angleterre et de ses domestiques ? On est toujours puni de sa curiosité, se dit-il en jetant un regard inquiet autour de lui. Le moment était venu de veiller à sa propre peau que plus d’un était sans doute disposé à trouer à pareille heure. Il fit un geste pour indiquer que la conversation n’irait pas plus loin. Mais l’Anglais le retint encore un instant.
— Connaissez-vous un lieu où nous pourrions trouver de l’aide, pas trop loin d’ici ?… Ou bien nous reposer un peu ?
Diego Alatriste allait répondre une dernière fois par la négative avant de s’enfoncer dans les ténèbres quand une idée lui traversa l’esprit, comme un éclair. Lui-même n’avait nulle part où aller, car l’Italien et les renforts que lui donneraient les hommes masqués et le père Bocanegra ne manqueraient pas d’aller le chercher dans son galetas de la rue de l’Arquebuse, où je dormais comme un bienheureux. À moi, personne ne me ferait de mal. Tandis qu’à lui, on lui trancherait la gorge avant qu’il n’ait le temps de s’emparer d’une arme. Il avait une chance de trouver refuge pour la nuit et de s’assurer d’une aide en cas de besoin. Et en même temps, il secourait les Anglais tout en se donnant la possibilité d’en apprendre davantage sur leur compte et sur ceux qui voulaient les expédier dans l’autre monde. Cette carte que Diego Alatriste avait dans sa manche, mais dont il s’efforçait de ne jamais abuser, s’appelait Álvaro de la Marca, comte de Guadalmedina. Et son palais était à cent pas.
— Tu t’es mis dans de beaux draps.
Álvaro Luis Gonzaga de la Marca y Alvarez de Sidonia, comte de Guadalmedina, était élégant, bel homme et si riche qu’il pouvait perdre dix mille ducats en une seule nuit de jeu ou en compagnie d’une de ses maîtresses sans même un battement de cil. À l’époque de l’aventure des deux Anglais, il devait avoir trente-trois ou trente-quatre ans et se trouvait donc dans la fleur de l’âge. Fils du vieux comte de Guadalmedina – Don Fernando Gonzaga de la Marca, héros des campagnes de Flandre à l’époque du grand Philippe II et de son successeur Philippe III –, Álvaro de la Marca avait hérité de son père une grandesse d’Espagne et pouvait rester couvert en présence du jeune monarque, Philippe IV, qui l’honorait de son amitié et, à ce que l’on disait, l’accompagnait dans ses équipées nocturnes avec des actrices et des dames de basse extraction, que tous les deux prisaient beaucoup. Célibataire, coureur, courtisan, cultivé, poète à ses heures, galant et séducteur, Guadalmedina avait acheté au roi la charge des postes royales après la scandaleuse et récente mort du bénéficiaire antérieur, le comte de Villamediana, une crapule, assassiné pour une histoire de jupes ou de jalousie. Dans cette Espagne corrompue où tout était à vendre, de la dignité ecclésiastique aux emplois les plus lucratifs de l’État, le titre et les bénéfices de surintendant des postes de Sa Majesté avaient accru la fortune et l’influence de Guadalmedina à la cour, influence d’autant plus prestigieuse qu’il avait aussi fait une brève mais brillante carrière militaire dans sa jeunesse quand, vers l’âge de vingt ans, il avait fait partie de l’état-major du duc d’Osuna sous les ordres duquel il s’était battu contre les Vénitiens et contre le Turc à bord des galères espagnoles de Naples. C’était à cette époque qu’il avait fait la connaissance de Diego Alatriste.
— Dans de beaux draps, c’est le moins qu’on puisse dire, répéta Guadalmedina.
Le capitaine haussa les épaules. Sans chapeau et sans cape, il était debout dans une petite pièce décorée de tapisseries flamandes. À côté de lui, sur une table recouverte de velours vert, attendait un verre d’eau-de-vie qu’il n’avait pas touché. Vêtu d’une splendide robe de chambre, chaussé de mules de satin, le front plissé, Guadalmedina faisait les cent pas devant la cheminée, réfléchissant à ce qu’Alatriste venait de lui conter : l’histoire véridique de ce qui s’était passé, point par point, à l’exception de quelques omissions, depuis l’épisode des hommes masqués jusqu’au dénouement du guet-apens dans la ruelle. Le comte était l’une des rares personnes en qui Alatriste pouvait avoir une confiance aveugle. Et, comme il l’avait décidé en conduisant les deux Anglais à son palais, il n’avait guère le choix.
— Sais-tu qui tu as tenté de tuer aujourd’hui ?
— Non. Je n’en sais rien.
Alatriste choisissait ses mots avec une extrême prudence. En principe, un certain Thomas Smith et son compagnon. C’est du moins ce qu’on me dit. Ou plutôt ce qu’on m’a dit.
— Qui te l’a dit ?
— J’aimerais bien le savoir.
Álvaro de la Marca s’était arrêté devant lui et le regardait, perplexe. Le capitaine se contenta de faire un bref signe de tête affirmatif et il entendit l’aristocrate murmurer un « juste ciel » avant de reprendre sa marche. Pendant ce temps, les domestiques du comte, mandés de toute urgence, s’occupaient des Anglais dans le meilleur salon du palais. Tandis qu’il attendait, Alatriste avait entendu des portes s’ouvrir et se refermer, les voix des laquais à la porte principale, des hennissements dans les écuries d’où venait la lueur de torches à travers les fenêtres aux carreaux sertis de plomb. La maison semblait être sur le pied de guerre. Le comte lui-même avait écrit des billets urgents dans son cabinet de travail avant d’aller retrouver Alatriste. Ordinairement plein de sang-froid et toujours de belle humeur, le capitaine ne l’avait vu que bien peu de fois aussi troublé.
— Thomas Smith… murmura le comte.
— C’est ce qu’on m’a dit.
— Thomas Smith, tout court.
— Exactement.
Guadalmedina s’était une fois de plus arrêté devant lui.
— Thomas Smith, tu parles, finit-il par dire avec impatience. L’homme au costume gris s’appelle Georges Villiers. Ce nom te dit-il quelque chose ?… – d’un geste brusque, il prit sur la table le verre auquel Alatriste n’avait pas touché et le vida d’un trait. Plus connu en Europe sous son titre anglais : marquis de Buckingham.
Un homme moins trempé que Diego Alatriste y Tenorio, ancien soldat des Tercios de Flandre, aurait cherché de toute urgence une chaise où s’asseoir. Ou, plus exactement, où se laisser tomber. Mais il resta bien droit, soutenant le regard de Guadalmedina comme si rien de tout cela ne le concernait. Pourtant, bien plus tard, devant un pichet de vin et avec moi comme unique témoin, le capitaine allait reconnaître qu’en cet instant il avait dû glisser ses pouces sous son ceinturon pour empêcher ses mains de trembler. Et que sa tête s’était mise à tourner comme s’il s’était trouvé sur un tourniquet de foire. Le marquis de Buckingham, comme tout le monde le savait en Espagne, était le jeune favori du roi Jacques Ier d’Angleterre : fleur de la noblesse anglaise, fameux gentilhomme, élégant courtisan, adoré par les dames, appelé à de très hautes fonctions dans la gestion des affaires d’État de Sa Majesté britannique. Il serait d’ailleurs fait duc quelques semaines plus tard, pendant son séjour à Madrid.
— Pour résumer, conclut Guadalmedina d’une voix courroucée, tu as failli tuer le favori du roi d’Angleterre qui voyage incognito. Quant à l’autre…
— John Smith ?
Cette fois, il y avait une note d’humour résigné dans le ton de Diego Alatriste. Guadalmedina leva les mains comme pour les porter à sa tête et le capitaine remarqua que la seule mention de John Smith avait fait pâlir l’aristocrate. Álvaro de la Marca passa l’ongle de son pouce dans la petite barbe qu’il avait taillée en pointe, puis se remit à regarder le capitaine de haut en bas, admiratif.
— Tu es incroyable, Alatriste – il fit quelques pas, puis s’arrêta encore en le regardant avec la même expression. Incroyable.
Parler d’amitié pour définir la relation qui existait entre Guadalmedina et le vieux soldat eût été excessif. Il s’agissait plutôt de considération mutuelle, dans les limites de chacun. Álvaro de la Marca estimait sincèrement le capitaine. Cette histoire remontait à l’époque où, encore jeune, Diego Alatriste avait servi en Flandre et s’était distingué sous les drapeaux du vieux comte Fernando de Guadalmedina qui l’avait honoré à maintes reprises de son affection et de son estime. Plus tard, les hasards de la guerre avaient rapproché le jeune comte de Diego Alatriste, à Naples, et l’on racontait que ce dernier, quoique simple soldat, avait rendu au fils de son ancien général quelques services importants lors de l’expédition des Querquenes qui avait tourné au désastre. Álvaro de la Marca ne l’avait pas oublié et, avec le temps, héritier de la fortune et des titres de son père, ayant troqué les armes pour la vie de courtisan, il s’était souvenu du capitaine. À l’occasion, il l’engageait comme spadassin pour régler des questions d’argent, l’escorter dans des aventures galantes ou périlleuses, ou ajuster ses comptes avec des maris cocus, des rivaux en amour et des créanciers importuns, comme ce petit marquis de Soto auquel, nous l’avons vu, Alatriste avait administré, sur les ordres de Guadalmedina, une dose mortelle de bon acier de Tolède. Mais loin d’abuser de cette situation, ce qu’auraient fait sans nul doute une bonne partie des matamores patentés qui fréquentaient Madrid à la recherche d’un bénéfice ou de doublons, Diego Alatriste gardait ses distances et n’avait recours au comte qu’en cas de nécessité absolue, comme cette nuit-là. Chose qu’il n’aurait d’ailleurs jamais faite s’il n’avait été sûr de la qualité des deux hommes qu’il avait attaqués. Et il allait bientôt connaître toute la gravité de son geste.
— Tu es certain de n’avoir reconnu aucun des hommes masqués qui t’ont chargé de cette affaire ?
— Je l’ai déjà dit à Votre Grâce. Des gens respectables, mais je n’ai pu en identifier aucun.
Guadalmedina passa la main dans sa barbiche.
— Ils n’étaient que deux avec toi ?
— Deux, pour autant que je m’en souvienne.
— Et l’un t’a dit de ne pas les tuer, et l’autre de le faire.
— A peu près.
Le comte regarda longuement Alatriste.
— Pardieu, tu me caches quelque chose. Le capitaine haussa les épaules en soutenant le regard de son protecteur.
— Peut-être, répondit-il avec calme.
Álvaro de la Marca esquissa un sourire en coin sans le quitter des yeux. Il connaissait assez Alatriste pour savoir qu’il ne tirerait rien d’autre de lui, même si le comte menaçait de se désintéresser de l’affaire et de le jeter à la rue.
— Très bien, conclut-il. Après tout, c’est ta tête que tu joues.
Le capitaine acquiesça, résigné. L’une des rares omissions de son récit avait consisté à taire la présence du père Emilio Bocanegra. Non pas qu’il voulût protéger l’inquisiteur, qui n’en avait nul besoin, mais parce que, en dépit de la confiance absolue qu’il faisait à Guadalmedina, il n’avait pas la fibre d’un délateur. Parler des deux hommes masqués était une chose, dénoncer qui lui avait commandé un travail en était une autre, même si l’un d’eux était le dominicain et si, à l’issue de toute cette histoire, il risquait de finir entre les mains fort peu agréables du bourreau. Le capitaine payait la bienveillance de l’aristocrate en lui confiant le sort de ces Anglais et le sien. Ancien soldat devenu homme de main, il avait quand même lui aussi son code d’honneur. Et il n’était pas disposé à l’enfreindre même s’il y allait de sa vie. Guadalmedina le savait parfaitement. En d’autres occasions, quand c’était le nom d’Álvaro de la Marca qui s’était trouvé en jeu, le capitaine s’était refusé à le révéler, et toujours avec le même aplomb. Dans cette petite partie du monde que tous deux partageaient en dépit de leurs vies si différentes, telles étaient les règles. Guadalmedina entendait les respecter, même s’agissant de ce marquis de Buckingham et de son compagnon qui attendaient assis dans la grande salle du palais. À son expression, il était évident qu’Álvaro de la Marca réfléchissait aussi vite que possible au meilleur parti qu’il pouvait tirer du secret d’État que le hasard et Diego Alatriste venaient de déposer entre ses mains.
Un valet apparut à la porte et s’arrêta respectueusement. Le comte se dirigea vers lui et Diego Alatriste les entendit échanger quelques mots à voix basse. Quand le serviteur se fut retiré, Guadalmedina revint vers le capitaine, l’air pensif.
— Je comptais faire prévenir l’ambassadeur d’Angleterre, mais ces deux gentilshommes disent qu’il n’est pas souhaitable que la rencontre ait lieu dans ma maison… Comme ils sont remis, je vais les escorter moi-même avec plusieurs hommes de confiance jusqu’à la Maison aux sept cheminées, afin d’éviter d’autres rencontres désagréables.
— Puis-je me rendre utile auprès de Votre Grâce ?
Le comte le regarda d’un air ironique et las.
— Je crains que tu n’en aies déjà fait assez pour aujourd’hui. Tu ferais mieux de t’abstenir.
Alatriste acquiesça, soupira et, d’un geste lent et résigné, fit mine de se retirer. En aucun cas il ne pouvait rentrer chez lui, ni se réfugier chez l’un de ses amis. Et si Guadalmedina ne lui offrait pas son toit, il allait devoir errer dans les rues, à la merci de ses ennemis ou des argousins de Martin Saldana, qui devaient déjà être alertés. Le comte le savait pertinemment. Et il savait aussi que, trop fier, jamais Diego Alatriste ne lui demanderait clairement asile. Si Guadalmedina se dérobait à ce message tacite, le capitaine n’aurait d’autre choix que d’affronter à nouveau la rue, sans autre secours que son épée. Mais le comte souriait, distrait dans ses réflexions.
— Tu peux rester ici cette nuit, dit-il. Demain, nous verrons ce que la vie nous réserve… J’ai ordonné qu’on te prépare une chambre.
Alatriste se détendit imperceptiblement. Par la porte entrouverte, il vit plusieurs domestiques préparer les habits du comte. L’un d’eux apporta une casaque et plusieurs pistolets chargés. Álvaro de la Marca ne semblait pas disposé à laisser ses hôtes inattendus courir de nouveaux risques.
— Dans quelques heures, on annoncera l’arrivée de ces deux gentilshommes et tout Madrid en sera renversé – soupira le comte. Et eux me demandent sur mon honneur de gentilhomme de taire l’escarmouche qu’ils ont eue avec toi et celui qui t’accompagnait, de même que l’aide que tu leur as apportée en les conduisant jusqu’ici… C’est une affaire très délicate, Alatriste. Et il y va de bien plus que de ton cou. Officiellement, le voyage doit prendre fin sans incidents devant l’hôtel de l’ambassadeur d’Angleterre. Et nous allons nous y employer à l’instant même.
Il se dirigeait vers la pièce où l’on préparait ses vêtements quand il parut tout à coup se souvenir de quelque chose.
— Mais j’y pense, fit-il en s’arrêtant… Ils désirent te voir avant de s’en aller. J’ignore comment diantre tu t’y es pris, mais je leur ai raconté qui tu étais, comment le coup a été monté, et ils ne semblent pas t’en garder trop de rancune. Ces Anglais et leur fichu flegme britannique !… Pardieu, si c’était à moi que tu avais réservé une si mauvaise surprise, j’aurais demandé ta tête sur-le-champ. Je n’aurais pas hésité un instant à te faire assassiner.
L’entrevue ne dura que quelques minutes. Elle eut lieu dans l’immense vestibule du palais, sous un tableau du Titien représentant Danaé fécondée par Zeus, sous la forme d’une pluie d’or. Vêtu et armé comme s’il allait attaquer une galère turque, la crosse de ses pistolets dépassant du ceinturon à côté de l’épée et de la dague, Álvaro de la Marca conduisit le capitaine là où se tenaient les Anglais, prêts à sortir, drapés dans leurs capes, entourés des domestiques du comte, eux aussi armés jusqu’aux dents. Dehors, d’autres valets attendaient avec des torches et des hallebardes, et il ne manquait qu’un tambour pour que l’on crût à une patrouille nocturne sur le pied de guerre.
— Voici l’homme, dit Guadalmedina, ironique, en leur montrant le capitaine.
Les Anglais avaient fait toilette et s’étaient remis de leur voyage. On avait brossé leurs vêtements, qui étaient à présent raisonnablement propres. Le plus jeune portait autour du cou une large écharpe qui soutenait le bras sous lequel il avait été blessé. Dans son costume gris, l’autre Anglais, celui qu’Álvaro de la Marca avait identifié comme étant Buckingham, affichait une arrogance qu’Alatriste ne se souvenait pas lui avoir vue dans la ruelle obscure. À l’époque, Georges Villiers, marquis de Buckingham, était déjà grand amiral d’Angleterre et jouissait d’une influence considérable à la cour du roi Jacques Ier. Bien fait de sa personne, ambitieux, intelligent, romanesque et aventurier, il était sur le point de recevoir le titre de duc sous lequel il allait passer à l’Histoire et à la légende. Le favori du roi d’Angleterre, dont la puissance s’étendait jusque dans les antichambres de Saint-James, regardait à présent son agresseur avec une attention froide et dédaigneuse. Impassible, Alatriste attendit la fin de cet examen. Marquis, archevêque ou vilain, cet homme élégant aux traits réguliers le laissait de glace, qu’il fût favori du roi Jacques ou cousin germain du pape. C’était le père Emilie Bocanegra et les deux hommes masqués qui l’empêcheraient de dormir cette nuit-là, et sans doute bien d’autres.
— Vous avez bien failli nous tuer tout à l’heure, dit l’Anglais d’un air parfaitement serein en s’adressant à Diego Alatriste dans son mauvais espagnol, mais en restant tourné vers Guadalmedina.
— Je regrette ce qui s’est passé, répondit tranquillement le capitaine qui inclina la tête. Mais nous ne sommes pas tous maîtres de nos épées.
L’Anglais le regarda fixement. La spontanéité qu’Alatriste avait lue sur son visage dans la ruelle avait disparu, cédant la place à un regard méprisant. L’homme avait eu le temps de reprendre ses esprits et le souvenir de s’être vu à la merci d’un spadassin inconnu blessait son amour-propre. D’où cette arrogance toute neuve qu’Alatriste n’avait point décelée en lui lorsqu’ils avaient croisé le fer à la lumière de la lanterne.
— Je crois que nous sommes quittes, dit enfin l’Anglais.
Et, tournant brusquement le dos au capitaine, il enfila ses gants.
À côté de lui, le plus jeune des deux Anglais, celui qui se faisait appeler John Smith, gardait le silence. Il avait le front haut, blanc et noble, des traits fins, des mains délicates, un port élégant. Malgré ses vêtements de voyage, on devinait à une lieue un jeune homme d’excellente famille. Le capitaine entrevit un léger sourire sous la fine moustache blonde. Il allait saluer une deuxième fois et se retirer quand le jeune homme prononça quelques mots dans sa langue. Buckingham tourna la tête. Du coin de l’œil, Alatriste vit sourire Guadalmedina qui, en plus du français et du latin, parlait la langue des hérétiques.
— Mon ami dit qu’il vous doit la vie.
Georges Villiers semblait mal à l’aise, comme si pour lui l’entretien était déjà terminé et qu’il lui en coûtait de traduire ce que disait son jeune compagnon. La dernière botte tirée par l’homme en noir était mortelle.
— C’est possible.
Alatriste se permit lui aussi un bref sourire. Nous avons tous eu de la chance cette nuit, me semble-t-il.
L’Anglais acheva d’enfiler ses gants en écoutant avec attention ce que lui disait son compagnon.
— Mon ami demande aussi ce qui vous a fait changer de camp.
— Je n’ai pas changé de camp, répondit Alatriste. Je ne défends que le mien. Et je chasse seul.
Le plus jeune le regarda un moment, songeur, pendant qu’on lui traduisait la réponse. Tout à coup, il parut posséder plus de maturité et d’autorité que son compagnon. Le capitaine remarqua que Guadalmedina lui-même semblait lui témoigner plus de déférence qu’à l’autre, tout Buckingham qu’il fût. Alors le jeune homme reprit la parole. Le marquis protesta, comme s’il se refusait à traduire ce qu’il venait de dire. Mais le plus jeune insista avec une voix pleine d’autorité qui surprit Alatriste.
— Ce gentilhomme dit, traduisit Buckingham de mauvaise grâce, que peu importe qui vous êtes et quel est votre métier. Vous avez agi avec noblesse en ne laissant point qu’on l’assassine comme un chien, par trahison… En dépit de tout, il se considère comme votre obligé et désire que vous le sachiez… Il dit – et ici le traducteur douta un instant, échangeant un regard inquiet avec Guadalmedina avant de poursuivre – que demain toute l’Europe saura que le fils et l’héritier du roi Jacques d’Angleterre est à Madrid, avec pour seule escorte celle de son ami le marquis de Buckingham… Et que, même si la raison d’État empêche de faire connaître ce qui s’est passé cette nuit, lui, Charles, prince de Galles, futur roi d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande, n’oubliera jamais qu’un homme nommé Diego Alatriste aurait pu l’assassiner, mais s’est refusé à le faire.